« Qu'est-ce que tu fais tout seul… ? »
Allongé dans une rue dépouillée de tout être vivant, un enfant d'au grand maximum huit ans sort difficilement d'un sommeil comateux. Encore groggy, le dos ankylosé, il fait face au gamin ayant osé l'approcher, lui,
le rebut de la société hybride, alors que tous baissent la tête en le voyant étalé au fond de sa ruelle, comme pour ne pas observer l'immondice qu'ils rejettent, comme pour ne pas voir la saleté qu'il représente, comme pour l'oublier, lui, le monstre au physique disgracieux.
Ce qu'on ne peut voir ne nous touche pas, pas vrai ?
« Comment tu t'appelles ? »
La surprise envahit en premier lieu son visage tuméfié, alors qu'il relève des yeux incertains sur le bambin roux se tenant devant lui. Est-ce une nouvelle ruse des autres hybrides sauvages afin de l'atteindre ? Le petit tient sa queue animale tout contre lui à l'instar d'un doudou, alors que ses oreilles duveteuses sont aplaties sur le sommet de son crâne, lui donnant un certain aspect mignon. Le rebut ne connait pas cet enfant, il ne l'a jamais vu déambuler à travers ces ruelles sales qu'il connaît pourtant comme sa poche. Il entrouvre ses lèvres asséchées pour répondre et avale difficilement sa salive, la gorge si rêche que l'impression d'avoir bouffé du sable le taraude. Doucement, sa voix, faible et rauque, s'enfuit de ses lèvres. Le petit hybride doit tendre l'oreille afin de comprendre.
« Eau… »
L'enfant baisse le regard sur la bouteille à moitié vide qu'il tient dans sa main et la lui tend, agenouillé devant lui. À son plus grand étonnement, après avoir bu quelques goulées salvatrices, le « déchet » renverse le reste du liquide sur son corps, en particulier son visage qui, sous ses yeux écarquillés, paraît retrouver un peu sa santé.
« Comment tu t'appelles ?
- Pas de prénom, on m'appelle déchet. Mais… tu ferais mieux de partir.
- Pourquoi ?
- Parce que. T'as pas à t'occuper d'moi.
- Et ta maman ?
- J'ai pas de maman. »
Sans qu'il ne comprenne véritablement la profondeur de ce geste, le rouquin s'assied à côté de « déchet » et le gratifie d'un immense sourire.
« J'ai pas de maman aussi. Alors toi et moi, on est frère maintenant. Et promis, je trouverai le prénom que ta maman as pas pu te donner. »
Un doux ronronnement résonne des entrailles du petit alors qu'il se colle à son nouveau frère de cœur, offrant sans le savoir une couleur à la vie de celui que tout le monde rejetait.
« Tu sais, tes yeux y sont bizarres.
- T'as peur ?
- Non… Je trouve que c'est joli. Je veux les mêmes ! »
Un sentiment pour le moins étrange éclate à l'intérieur de son cœur si longtemps piétiné. Une émotion inhabituelle, une sensation de légèreté, de liberté, de chaleur pulse à l'intérieur de son corps. Silencieusement, de grosses larmes dégueulent sur ses joues rebondies par l'enfance. Des perles salines disparaissant sous les tendres bisous de l'enfant assis contre lui ; sa nouvelle famille.
° ° °
« Eh ! Je t'ai trouvé un prénom ! Zen ! C'est cool ? Je trouve que ça sonne bien... Zen !
- Et ça vient d'où ?
- Quelqu'un qui l'a dit. T'aimes pas ?
- Oui... Zen, c'est très bien.
- Héhé ! »
Quelques semaines ont suffi au rouquin afin de trouver une identité à son frère d'adoption. Quelques semaines qui ont radicalement changé leurs vies. Tous deux des marmots abandonnés, l'un à la naissance l'autre par surplus de bouches à nourrir, ils n'ont eu aucun mal à sympathiser, bien que Zen demeure distant par peur d'être trompé. La gentillesse de Tsuna l'enfant chat-pot-de-colle a toutefois réussi l'exploit d'abaisser les barrières de Zen, qui a du l'accepter pour de bon dans sa petite vie, en commençant par lui apprendre les rudiments du vol à l'étalage.
° ° °
« Dis Zen. Tu crois que c'est bien d'avoir un maître ?
- J'sais pas. J'ai entendu dire qu'il était méchant avec leurs hybrides.
- Ils ne sont sûrement pas tous comme ça ! Je suis sûr qu'il y en a des gentils pour nous chouchouter et nous donner à manger. Tu penses pas ?
- Mais j'en sais rien, merde. J'vis dans la rue au cas où tu l'aurais pas remarqué !
- Oui... Pardon Zen. »
° ° °
« Anw le mignon petit chat... »
Zen, quinze ans, assiste régulièrement à cette scène qui, inlassablement, est répétée telle une ritournelle. Le visage sombre, il garde cependant Tsuna des yeux lorsqu'il est accosté par des humains dans la rue. Parfois, son air adorable en attendrit plus d'un et ils peuvent repartir avec quelques pièces ou de la nourriture avant l'arrivée de chasseurs d'hybrides... mais pas cette fois. Zen le sent bien, cet air étrange qui s'est installé entre son frère et cette jeune adulte, confortablement assise dans sa voiture. La vitre abaissée, un grand sourire chaleureux ourlant ses lèvres rosées, elle échange quelques douces paroles avec son frère. Il flaire quelque chose de louche, il voit bien l'air béat de son cadet... et sans qu'il n'ait véritablement le temps de réagir, Tsuna grimpe dans la voiture de la jeune femme. Il lui envoie un regard désolé et humide avant de disparaître derrière une vitre fumée. La voiture vrombit et disparaît sans qu'il ne puisse effectuer le moindre geste. Les yeux ronds comme des billes, Zen ne bouge pas d'un pouce avant que, soudain, ses jambes, prises d'un élan inimaginable, ne s'élancent dans le sillage de la voiture où ne persistent que des relents de pollution.
Il ne comprend pas l'attitude de Tsuna. Son cerveau peine à suivre, il surchauffe, il fond, tandis que, devant ses yeux effarés leurs discussions semblent prendre vie, lui renvoyant son incapacité à la gueule. L'envie de son frère d'avoir une vie meilleure que celle qu'il peut lui offrir...
Eh Zen ! Tu penses que ça fait quoi d'avoir une maison ?
Son cœur se serre dans un maelstrom d'émotions familières. Il est mieux seul, il a toujours été seul, toujours été abandonné dans sa ruelle pourrie... Il ne pleure pas son frère ; il hurle un condensé de colère, d'incompréhension, de sentiments bafoués. Il crie sa détresse.
On est des frères quoi qu'il arrive, pas vrai ?
Foutaises.
° ° °
Vingt-quatre ans et encore toutes ses dents, malgré le comportement agressif de certains hybrides rebelles grouillant dans la ville, Zen survit. Parfois attrapé par des chasseurs, il possède une chance insolente lui permettant de s'évader à chaque fois, même si parfois, sa fuite lui occasionne de nombreuses blessures. Il a vécu un peu plus de quatre ans chez un humain trop apeuré par son apparence et son comportement pour oser le contredire ou le dénoncer aux forces de l'ordre, et en a lâchement profité le temps de se remplumer, avant de retourner vivre dehors.
Sans nouvelles de Tsuna depuis neuf ans, il en a conclu que tout se passait pour le mieux pour lui et n'a pas cherché à en savoir plus, la rancune étant tenace. Avec l'âge, il a compris le raisonnement du jeune chaton, de son envie d'avoir une vraie vie... mais ce n'est pas pour autant qu'il lui pardonne son silence et sa fuite.
Sa vie aurait pu continuer très longtemps ainsi, jusqu'au jour où il serait attrapé par un chasseur ou agoniserait d'une maladie quelconque au fond d'une ruelle... mais le destin en a décidé autrement.
° ° °
« Soit tu combats pour nous, soit tu crèves comme le chien que t'es ! Alors !?
- Allez vous faire foutre !
- Tsk. Tu piges pas mec ? Tu acceptes de te battre ou on te saigne comme un porc. À moins que tu sois du genre à vouloir du fric ? Des putes ? »
Zen ne peut d'avantage vociférer, un tissu imbibé d'un produit lui étant inconnu euthanasiant ses sens. Il veut leur crier de le lâcher, leur dire qu'il est un hybride libre et sans foi, qu'il n'est pas un vulgaire coq de combat... mais il n'en est pas capable. Ses paupières se ferment sur la vue de trois hommes visiblement du pays qui, satisfaits, se frottent les mains.
Lorsqu'il se réveille, Zen est de suite placé devant un dilemme. Il combat ou il meurt sous les coups des adversaires.
Tuer ou être tué, c'est le monde dans lequel il est lâchement abandonné, sous prétexte qu'il est un sans-abri, qu'il n'est qu'un vulgaire hybride des rues... Le choix est cependant vite fait. Il a la rage de vivre, son sang bouillonne sous sa peau tant l'envie de prospérer est présente en lui. Zen n'a jamais lâché la vie malgré les difficultés, malgré qu'elle ne semble pas vouloir de lui... et ce n'est pas un problème de plus qui va le faire trébucher.
Alors il accepte et se plonge dans des combats sanguinolents, se laissant aller à l'euphorie des duels, à l'amusement d'entendre des os craquer par sa faute, des gémissements s'écouler en même temps qu'un sang noir hors des lèvres des victimes... Zen est gagné par l'ivresse d'un être prenant enfin sa revanche sur le monde. Sous l'étonnement de ses ravisseurs, l'hybride qui devait se faire défoncer littéralement la tronche pour l'amusement des spectateurs ne joue pas le rôle qu'il aurait dû. Bien au contraire. Il mûrit et grandit durant ces combats, gagne en puissance au fil des adversaires qu'il achève, mais, bientôt, tout cela ne suffit plus. L'esprit rendu fou par la violence qu'il a vue puis lui-même perpétuée, Zen ne peut s'arrêter. Ses mains tremblent sous l'envie de blesser, de se venger de sa vie horrible, de vivre pour lui, simplement.
Son envie de faire mal n'est que d'avantage exaltée lorsqu'il se retrouve en face d'un adversaire surnommé
le loup sanguinaire. Son regard rougeoyant possède d'ailleurs le même éclat de folie qui brille dans celui de Zen et c'est l'idée d'être en face d'un adversaire à sa hauteur qui le gagne, qui l'emplit de courage. Amusant n'est-ce pas ? Une rixe opposant un loup à un poisson...
Le duel est dès le début d'une violence à couper le souffle. Les coups pleuvent, le sang gicle en traînée sur le sol et sur les peaux qu'il marque profondément, forme des corolles sanglantes sur l'asphalte. Celui que tous rejetaient depuis la naissance se voit maintenant acclamé en vue de remporter des paris et de gains d'argent placé sur sa tête. Le rebut, désormais combattant, ne peut donc rien faire d'autre que de se déchaîner, de se libérer de la frustration et de la rage qui le rongeaient depuis petit déjà. Il frappe, il mord, il arrache les cheveux lui tombant sous les mains... et s'arrête, bloqué.
Les prunelles de son adversaire ont perdu leur fascinante folie. Pantelant et dégoulinant de sang, Zen se statufie, dans l'attente d'une justification. Il ne peut frapper puisque, depuis le début, il est dans l'euphorie de survivre et de rendre blessure pour blessure. Désormais hors des coups et du risque de périr, toute son excitation se flétrit et, en poupée désarticulée à qui on aurait coupé les fils, il tombe sur le macadam. Ses genoux s'écrasent avec violence sur le bitume, son visage embrasse la poussière du sol. Un gémissement solitaire s'enfuit de ses lèvres ; la douleur apparaît sous sa peau, pulse au rythme effréné de son cœur, dans l'expectative d'une suite, dans l'attente d'être achevé comme une proie entre les dents de son prédateur... mais rien ne se passe. Le temps semble même s'être disloqué puisque, sonné par ses plaies, Zen ne maîtrise plus le flux de ses pensées, n'entend plus que des sons lointains. Le roi éphémère des combats de rues est déchu de son trône, mais aucune amertume ne s'ensuit. La seule chose qu'il gagne en retour de sa survie est le vide. La solitude de son existence qui, après des années de latence, retombe en de lourdes chapes sur ses épaules. Finalement, peu importe le temps qui passe, Zen est inlassablement remis face à sa plus vieille compagne ; la solitude.
Une main chaude et large se pose sur son épaule mise à nu. Il redresse difficilement la tête, l’œil hagard.
« Tu m'as l'air doué en combat. Que dirais-tu de partir avec moi ? »
L'homme en face de Zen n'est pas japonais. Il le parle, mais ses traits ne ressemblent en rien à ceux typés des asiatiques. Alors, perdu et las, l'hybride hoche brièvement de la tête avant de plonger avec soulagement dans les limbes du sommeil.
° ° °
Pour la première fois de sa vie dans un avion, Zen ne s'y sent pas en sécurité. Assis sur son siège, il se cramponne férocement aux accoudoirs alors que l'appareil n'a même pas bougé d'un iota, absolument pas rassuré.
« T'es sûr qu'on risque rien ? J'le sens pas ton truc là...
- Faudra bien t'y faire, on a plus de dix heures à faire pour rejoindre Londres.
- Mais quelle idée d'vivre aussi loin ! Et j'parle pas un mot d'anglais !
- Tu apprendras. »
Les hôtesses de l'air vérifient que tous les passagers soient bien installés et que les tiroirs à bagages soient bien fermés avant d'annoncer le décollage immédiat. À l'avant de l'appareil, bien que Lochlain, - l'homme assis à côté de lui -, lui ait assuré qu'il s'agissait du meilleur endroit pour voyager, Zen ne peut s'empêcher de jeter des coups d’œil fréquents à travers les hublots. Il s'arrête en entendant les réacteurs vrombir, l'habitacle de fer vibrer et, lorsque l'avion prend de la vitesse, il s'enfonce dans son siège avec l'envie idiote de s'y fondre. Le véhicule finit par quitter le sol et l'hybride se cramponne à son nouveau maître, le secouant comme un vulgaire prunier.
« Merde, ça vole ! ça vole ! On va tous mourir... ! »
Certainement le souvenir le plus gênant de l'hybride....
° ° °
Arrivé au sol en un seul morceau, Zen se voit tatoué par son maître afin d'officialiser son " appartenance " et, bien que cela ne lui plaise pas, il ne ronchonne pas longtemps. Il ne tarde pas à apprendre l'anglais avec lui puis, une fois une connaissance suffisamment élevée acquise, Zen est plongé dans les affaires frauduleuses de son maître. Lochlain est un dealer de drogue parti au Japon pour affaires. Il s'agit d'un homme possédant une situation de vie plutôt élevée qu'il ne cesse d'améliorer par la vente de drogues diverses à laquelle l'hybride s'adonne bientôt.
« C'est important que tu comprennes qu'il ne s'agit pas d'un travail comme un autre. Fais-toi attraper et tu risques le dressage. Dans ce cas-ci, tu n'as pas intérêt à parler de moi aux dresseurs... ou tu risques énormément. Compris ? »
Lochlain est un homme gentil et attentionné à son égard, mais lorsqu'il s'agit de business, il se transforme en véritable requin. C'est ce côté de sa personnalité qui l'a fait se faire respecter auprès de Zen. Sa franchise et le fait qu'il ne le prenne pas pour un esclave, également. Zen termine de grandir et de forger son caractère en Angleterre et y vit une vie plutôt agréable. Lochlain lui fait découvrir ce qu'il ne pouvait pas connaître dû à son statut de pauvre ; la drogue, la télévision, le confort d'un lit vraiment confortable, le luxe d'avoir à manger et de se laver n'importe quand... C'est la belle vie.
Mais son maître finit par mourir de ce qui ressemble à une overdose de cocaïne, alors que Zen est de sortie. Lorsqu'il revient à l'appartement, ses sachets de poudre échangés contre une belle collection de billets, c'est pour retrouver le cadavre inanimé de celui qui lui a donné une véritable vie. La douleur qu'il ressent est ignoble, de celle qui retourne les entrailles et arrache le cœur, mais il ne se laisse pas tout de suite aller ; il n'en a pas le droit. C'est le cœur gros, prêt à exploser sous la tristesse, qu'il part l'enterrer auprès de l'arbre aux lucioles, ne pouvant déclarer le macchabée sous peine d'être poursuivi par la justice. Lochlain mérite mieux que d'être jeté dans une rivière ou enterré dans une simple forêt, c'est pourquoi il s'efforce de le traîner jusqu'à ce magnifique arbre, en signe de reconnaissance pour l'avoir emmené loin du Japon.
C'est ainsi que Zen, hybride retourné à l'état sauvage, profite du luxe d'un appartement sans le maître allant avec. Cette situation ne va clairement pas durer très longtemps, mais il possède un bon mois devant lui avant de rejoindre l'insalubrité des rues londoniennes. Et peut-être que les sauvages de cette ville ne le rejetteront pas comme un mal propre dû à son apparence hors-norme qu'il a, au fil des ans, appris à accepter et à aimer. Le Zen déchet est mort depuis bien longtemps déjà. C'est désormais un nouveau Zen qui foule les rues de la ville, et ça promet de ne pas être de tout repos.