En face de chez moi habite un ruban de vent blanc. Il m’a fallu un peu de temps pour le remarquer, mais je peux le voir depuis ma fenêtre. Ces derniers temps, je suis souvent à ma fenêtre.
Je crois qu’il était déjà là quand je me suis installé ici, il y a deux ans, après que Zara m’ait quitté. On ne s’est jamais vraiment parlé. J’ai mis du temps à comprendre qu’il vivait dans l’immeuble en face du mien quand on se croisait dans le quartier et pour tout dire, je ne pensais pas consciemment à lui. Il est resté imprimé dans ma mémoire à cause de son physique atypique mais ça n’allait pas plus loin que ça. J’avais d’autres chats à fouetter que de m’occuper de lui, pensais-je stupidement. Moi dont la vie se résumait à mon boulot et aux quelques bars où j’allais me prendre une murge de temps en temps, ça m’aurait pas fait de mal de m’intéresser un peu plus à ce qui m’entourait. Heureusement, si je puis dire, je rattrape le temps perdu depuis que ma vie est partie en couilles. Depuis que j’ai revu Zara, que j’ai quitté Tom, que j’ai paumé le droit chemin et que je ne suis toujours pas sûr d’avoir remis le pied dessus, depuis cette saleté de connerie de St Valentin et surtout de l’odieux coup de pute du destin qui a suivi cette fête de mes deux, j’ai plus de temps qu’il m’en faut pour prêter attention au monde dans lequel je vis, et aux gens qui le peuplent. C’est comme ça que j’ai fini par le remarquer vraiment, alors qu’il était sous mes yeux depuis longtemps.
Il s’appelle Aëvan Howard. Je le sais parce que j’ai regardé le nom sur sa boîte aux lettres. C’est un danseur contemporain, et aussi un peintre et un poète d’après ce que j’ai trouvé sur internet, bien qu’il pratique ces deux dernières activités un peu plus en dilettante. Un artiste, en somme. Ça, je le sais parce que je l’observe souvent. Après avoir démissionné, je me suis retrouvé comme un con dans mon appart’, sans autre chose à faire que de me tourner les pouces, jouer à mes jeux et me demander, putain, si j’avais bien fait d’en arriver là. Autant dire que ça m’a vite soulé et que j’ai commencé à passer plus de temps à ma fenêtre quand je ne sortais pas, comme j'ai pas la télé. Je pensais que je me ferais chier, mais qu’au moins je pourrais voir le ciel quand il ferait beau. Je me suis planté sur toute la ligne. J'ai pas le temps de m'ennuyer quand je regarde dehors C’est fou tous les trucs qui peuvent se passer dans une petite rue de quartier populaire. Des gens qui passent, du linge qui s’étend, des chats qui quadrillent les toits, des gens qui se parlent, des enfants qui jouent, du linge qui se rentre, des plantes en pots qui fleurissent sur les balcons, des vélos qui roulent, des gens qui rient, qui se disputent, qui se questionnent, qui tirent la gueule, qui attendent, qui s’aiment parfois. Vraiment, je ne pensais pas que je verrais toutes ces choses. J’ai rempli la moitié de mon carnet à dessin en à peine une semaine. Des croquis en tout genre, inachevés, colorés, détaillés, ressemblants ou non. Et sur un certain nombre d’entre eux, on peut le voir lui.
Quand je pousse le fauteuil devant la lucarne, avec ma clope, ma musique et mon tabouret pour poser mes guibolles, je peux tenir des heures à mon poste. Et souvent, je l’observe quand il est là, qui passe et repasse devant les fenêtres de chez lui. Des fois je me dis que je devrais pas, c’est quand même sa vie privée, c’est glauque de le mater comme ça. D’ailleurs, quand il ne fait rien de particulier, je lui fous la paix. Mais c’est que de temps en temps, il danse. Et dans ces moments-là, je ne peux pas m’empêcher de regarder. Il écrit des poèmes quand il danse. Son corps devient un paysage, une émotion, un fin ruban de soie blanc qui se laisse porter par le vent pour faire fleurir des pensées dans l’espace. Mon cœur bat plus fort que je le vois danser. Chaque fois, je tente de le dessiner. J’ai jeté les premiers croquis. Je n’arrivais pas à capter l’essence de ses mouvements, de ce qu’il transmettait. Mes traits étaient lourds et figés, hideux par rapport à ce que j’avais vu et j’arrachais aussitôt la feuille pour la chiffonner et la balancer loin de mon regard, en grommelant après mon manque de talent. Et puis, à force de faire, de réessayer, je me suis amélioré. J’ai cessé de chercher à comprendre, à reproduire, à figer, et je me suis simplement laissé entraîner. Mon crayon est devenu souffle d’air pour porter les mouvements du ruban. Les silhouettes esquissées sont devenues plus souples, plus fluctuantes, plus émouvantes. Et sans même m’en rendre compte, je suis parvenu à le saisir. Pas encore complètement, et pas toujours très bien, mais j’ai progressé. Et cette idée me rend heureux, sans que je sache pourquoi.
Ce soir-là par exemple, je viens tout juste d’achever le plus convainquant des portraits que j’ai réussi jusqu’ici, et sans même l’avoir sous les yeux. Je me redresse du fond du canapé où je suis campé depuis presque deux heures, déplie mes jambes raidies par l’immobilisme, et contemple la page de mon carnet, étonné. Pas de doute, c’est bien lui. En train de virevolter dans le mouvement d’une de ses dernières chorégraphies, le corps bientôt pleinement déployé et le visage déjà tourné vers un point invisible en haut de la page, transporté par ce qu’il semble discerner. Délicatement, j’ajoute quelques ombrages, quelques détails, mais l'essentiel est là. Il est parfait comme ça. Je ne suis pas exactement fier de moi, comme c’est le cas d’habitude quand je réussis un beau dessin. Je suis plutôt rempli par l’étonnement, et par un frisson d’excitation inconnu qui me fait détacher avec soin la feuille du carnet. Bizarrement, je ne me suis rendu compte que maintenant que je ne lui ai même jamais parlé. Même en remontant aussi loin que je peux dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas lui avoir dit bonjour et je me trouve con, vraiment. Je veux réparer cette erreur, sans vraiment savoir pourquoi.
Me levant du canapé, je remarque aussitôt que la fenêtre de son salon est ouverte, sans doute parce que le temps est doux aujourd’hui. Parfait. Récupérant le dessin, j’écris un petit mot sur le côté de la feuille, puis la plie en forme d’avion. Je m’applique et fais quelques tests chez moi, histoire d’être sûr qu’il arrive à bon port. Puis, une fois que tout est aussi prêt que possible, je vais ouvrir la lucarne pour me mettre en position. Croisant les doigts, priant un petit coup, je vise… et lance. Et par miracle, l’avion en papier passe par la fenêtre de son salon. Je m’écroule de soulagement sur mon fauteuil d’observation. Putain, quel gâchis ça aurait été autrement… Cependant, je ne tarde pas à me reprendre. Récupérant une clope dans mon paquet, je m’arme de patience en emplissant mes poumons de nicotine, me demandant au bout de combien de temps il va le remarquer, s’il va comprendre que ça vient de moi, s’il va répondre. Ou juste me prendre pour un dangereux psychopathe. Ptain, j’aurais peut-être pas dû, en fait. Je sais même pas s’il est chez lui en ce moment, en plus… Enfin bon, c’est trop tard, maintenant. Advienne que pourra. Au pire, il m'ignorera. J'aurais du scanner le dessin avant pour le poster sur mon site, si c'est le cas. Expirant doucement un nuage de fumée, je repense au mot que j’ai griffonné à côté de ma signature d’artiste. Et je me sens un peu stupide…
« Tu progresses tous les jours. J’arrive presque à entendre la musique. Avec les compliments du voisin.
« Et si la vie n'est qu'une cause perdue, mon âme est libre d'y avoir au moins cru... À corps perdu. »
Ce n'est qu'un homme, qui rêve et qui danse parfois dans la pénombre d'un appartement d'un immeuble miteux. La crasse couvre ses murs extérieurs et les catins se cachent dans les coins avec les orphelins et les hybrides. Les voyous pullulent dans le quartier nord de Londres, les altercations sont quotidien et divertissement parfois, puis il arrive que certains dépouillent les saouls, heureux de leur boisson de bohème de la veille, gisant sur l'asphalte sur lequel on crache.
Ce n'est qu'un homme, qui rêve et qui danse parfois dans la pénombre d'un appartement d'un immeuble miteux. Ses ampoules sont usagées, mais ses peintures fluorescentes comblent le déficit de luminosité. Bleu, vert, rouge, orange, violet, blanc. Les couleurs sont multiples et contrastent avec la tristesse de l'extérieur. Extérieur animé mais quartier esseulé. Les bars et l'alcool voilent la pauvreté, mais la pauvreté pourtant présente est ignorée.
Ce n'est qu'un homme, oui, un homme qui rêve et qui danse avec grâce au milieu de cette multitude de couleurs au centre d'un quartier esseulé. Il écrit des poèmes parfois, d'une main qui tient une plume et de l'autre qui tient son relevé de factures alors que ses jambes s'élancent et que ses pas effleurent le parquet coloré. Il a l'air détendu et perché dans un autre monde. Il n'a pas l'air de savoir que le voisin d'en-dessous en a assez de sa musique, d'ailleurs il n'en a cure.
Ce n'est qu'un homme, qui écrit des poèmes sur son relevé de facture. Il rêve et danse pieds nus, les cheveux blancs valsant dans l'air et le regard améthyste fixé sur des paroles qu'il espère seront portées par le vent jusqu'au cœur de chacun. On pourrait penser qu'il n'a pas grand-chose à dire, car il parle peu, mais ce sont ceux qui en disent le moins qui parlent pour en dire beaucoup. Avec ses mots, on le prendra sûrement pour un hérétique, un criminel presque ; un rêveur, un naïf, un utopiste, un imbécile, un artiste. Mais ce n'est qu'un homme.
Il libère ses mains en jetant le matériel sur son bureau et s'étend jusqu'à l'infini du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, les traits de ses muscles s'étirent, se contractent, les muscles de son visage se détendent et ses yeux se closent alors que son faciès est face à sa fenêtre, l'une de ses seules sources de lumière naturelle.
Le tableau qu'il offre renvoie une impression d'homme solitaire face au monde. Comme s'il était seul au monde. En soi, c'est la vérité. Il n'a pas de famille, il n'appartient à aucun groupe, il n'est jamais longtemps affilié à quelqu'un ou à une troupe, il n'a pas beaucoup d'amis – ou ils sont morts –, il n'a pas de petite amie, ses histoires d'amour sont passagères et éphémères – souvent parce qu'il le souhaite – et la seule personne qui reste à ses côtés est son manager et son hybride ; on ne peut pas dire qu'il a de réelle compagnie. Mais il s'en satisfait. La solitude lui plaît, il ne se sent jamais seul, même s'il aime la tendresse et la chaleur sensuelle d'un corps contre le sien. Mais comme il le dit souvent : « celui qui ne parvient pas à s'insérer dans une communauté mais qui sait se satisfaire de sa propre compagnie est soit une bête, soit un dieu. »
Soudain, un objet effleure son bras, provocant ainsi une décharge électrique le long de son échine. L'homme se stoppe instantanément, comme sorti de sa transe avec violence et regarde l'objet qui s'est introduit dans son chez lui. Un avion en papier. Que fait donc un objet pareil ici ? Il est intrigué, surpris même. Peut-être qu'un enfant s'est amusé à en faire et en a lancé dans l'immeuble. C'est l'explication la plus rationnelle, en soi. Étrange. L'albinos ramasse l'avion en papier avant de regarder dans la direction de sa provenance. Il s'étonne de constater que la lucarne de son voisin est ouverte et en vient à supposer que cela vient de chez lui. Il est vrai qu'il a déjà surpris ce dernier regarder à l'intérieur de son appartement, sans vraiment trop se questionner. Chacun ses occupations, car on ne peut nier qu'il n'y a pas grand-chose à faire dans ce quartier, si ce n'est picoler, fumer ou avoir des relations charnelles avec des prostituées.
Il regarde derechef l'avion, cet objet léger que même l'air peut porter. C'est fascinant que l'on ait pu arriver à un tel mécanisme en pliant une simple feuille. Après longue observation, il remarque des coups de crayons. Curieux, il déplie l'avion, minutieusement, de telle sorte qu'il n'abîme pas le papier, avant d'écarquiller les yeux. Un dessin, de lui visiblement, en mouvement, dansant dans son appartement. Il est ahuri, agréablement cependant. S'il s'attendait à ce cadeau. Un fin sourire s'esquisse sur son visage, alors qu'il lit la petite note d'encouragement, signé Blue Sun. Blue Sun. S'il ne savait pas d'où venait l'avion, il aurait longtemps cherché qui c'était. Heureusement qu'il est à la maison depuis son réveil, ce fait lui épargne la recherche.
Il attrape un crayon bleu sur son bureau avec vitesse pour exprimer sa gratitude. L'imagination lui manque, malheureusement. Peut-être est-il trop heureux, il faut dire que ce bonheur lui écrase la poitrine et l'empêche de s'exprimer clairement. Présentement, son sourire doit sembler étrange, car il le réprime. Il le réprime car s'il se relâche, il craint d'exploser et de se mettre à rire. Il faut avouer que les encouragements, cela l'a toujours rendu euphorique. Ils lui permettent d'avancer, de progresser, et de croire en son talent. Les encouragements, ce n'est jamais anodin, ni inutile. S'ils n'existaient, jamais les artistes n'iraient loin dans leur dessein. Alors il doit réfléchir aux bons mots. Mais son cerveau l'a abandonné. Il ne parvient pas à mettre de mots sur sa gratitude. Quelle ironie, quelle tristesse. Mais il ne peut dire plus.
« Merci. Pour t'exprimer ma gratitude, je tiens à t'offrir un verre, ce soir.
Aëvan. »
Même s'il est beaucoup plus honnête et bavard à l'écrit qu'à l'oral, il ne peut dire plus et cela l'embête. Alors, il s'est appliqué en écrivant pour que son écriture d'enfant de primaire ne tâche pas la note de ce qu'il peut nommer son fan, avant d'envoyer l'avion par-delà son appartement, afin que son message parvienne à celui de Blue Sun.
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